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Éditorial

Appelez-moi plutôt Cordélia

Anne Shirley se trouve bien trop maigre. Et elle n’aime pas son prénom. Elle aurait préféré s’appeler Cordélia et s’invente souvent des histoires au lieu de voir la réalité telle qu’elle est. Quel plaisir de redécouvrir ce personnage fascinant de Lucy Maud Montgomery dans la nouvelle série télévisée Anne. Même si le monde a profondément changé depuis l’écriture du roman en 1908, cette fillette a de quoi nous fasciner, encore de nos jours. C’est peut-être parce qu’au fond, nous ressemblons davantage à Anne que nous pourrions le croire. Il nous arrive de refuser à certains moments de voir les choses telles qu’elles le sont. Stephen Poloz, gouverneur de la Banque du Canada, a ramené à la réalité des millions d’investisseurs et d’emprunteurs en montant à deux reprises les taux d’intérêt cet été. Il n’y a pas qu’aux pignons verts qu’il y a des gens qui vivent avec la tête dans les nuages. Rares sont les économistes qui avaient prévu un resserrement de la politique monétaire aussi rapide. Voyons ce qui avait bien pu nous faire oublier que nous n’étions pas à l’abri de hausses de taux.

Pendant plusieurs trimestres, l’économie canadienne se portait moins bien que celle de plusieurs autres pays développés. Les chutes du prix du pétrole, de 2014 à 2016, tiraient à la baisse les prévisions de croissance du pays. L’élection de Donald Trump et son discours contre l’ALENA refroidissaient les attentes pour les exportations canadiennes vers les États-Unis. Puis, vers la fin du printemps 2017, certains sous-gouverneurs de la Banque du Canada ont provoqué une onde de choc pour les investisseurs et les emprunteurs. Des hausses de taux pourraient se pointer beaucoup plus tôt que ce qui était alors anticipé par une majorité d’économistes du secteur privé. La réalité canadienne était différente de celle que l’on s’était imaginée. L’économie a progressé de 3,6% au premier trimestre et de 4,5% au deuxième. Le rythme de création d’emplois en 2017 a été largement supérieur à celui de 2016. Plusieurs autres mesures de la santé de l’économie étaient alors encourageantes, ce qui a poussé la banque centrale à hausser les taux à deux reprises depuis (d’abord en juillet et à nouveau en septembre).

Si vous avez une hypothèque à taux variable ou un solde d’emprunt sur une marge de crédit personnelle, je n’ai pas besoin de vous expliquer l’impact d’une hausse de taux d’intérêt sur vos finances personnelles. Je vais donc m’attarder aux effets ressentis du côté de vos investissements, qu’ils soient sous forme de REÉR, de CÉLI, ou autre. Les actifs financiers les plus directement touchés par ces hausses de taux sont la devise canadienne et les obligations. On le sait, le prix des obligations bouge à l’inverse des taux d’intérêt. Des hausses de taux se traduisent par une baisse de la valeur marchande des obligations. Les marchés des devises, quant à eux, ont une réaction moins mathématique que celle des obligations.

Spéculer sur les variations des monnaies est un exercice ayant au moins un point en commun avec les courses de chevaux. Miser sur le favori est simple, mais peu payant! Il est plus payant d’avoir raison là où les autres ont tort. Alors que les variations de taux provoquent des fluctuations sur les marchés des devises, l’ampleur des mouvements des monnaies dépend surtout des retournements imprévus et des surprises de l’économie. Autrement dit, ce n’est pas seulement la direction que prennent les taux qui a de l’importance. C’est aussi, et surtout, la direction qu’ils prennent en comparaison de ce qui était attendu. Depuis quelques années, les investisseurs étrangers étaient nombreux à afficher leurs craintes par rapport au marché canadien de l’habitation. Ils étaient loin de croire que notre économie pourrait devenir rapidement vigoureuse au point de justifier une hausse de taux dès juillet 2017. L’effet de surprise a contribué à faire monter le huard de 10% en 3 mois par rapport au dollar américain, une variation plutôt prononcée!

Les marchés financiers sont des lieux où des échanges sont effectués, et ce, d’abord et avant tout par des humains. Notre espèce étant émotive, un nombre extraordinaire de considérations irrationnelles entre en jeu pour établir les prix auxquels nous nous échangeons des actifs (que ce soit des actions ou d’autres valeurs). J’adore la psychologie et la série Anne me fait beaucoup réfléchir ces temps-ci. Les rêveries d’Anne sont une façon pour elle de se protéger de sa cruelle réalité d’orpheline complexée. Marilla, la mère adoptive d’Anne, disait souvent à la fillette que ce n’est pas en s’inventant des histoires que la réalité sera différente de ce qu’elle est. Marilla nous enseigne l’humilité. Il faut reconnaître que notre opinion, ou notre imagination dans le cas d’Anne, ne fait pas changer le monde dans lequel on vit. Le marché ne va pas s’adapter pour nous donner raison. C’est à nous de se positionner de façon adaptée à la réalité dans laquelle on vit.

Eric Gaudreau, M.Sc., CFA
Conseiller en placement
Gestionnaire de portefeuille